Entretien avec Sophie Binet : « Nous avons un match contre l’extrême droite »

(Mise à jour le 20 août 2024 à 22:45)

Entretien avec Sophie Binet avec l’Humanité magazine

Depuis son élection le 31 mars, la secrétaire générale de la CGT enchaîne les dossiers. Du mouvement de protestation contre la réforme des retraites aux plateaux TV, en passant par ses nombreux déplacements au cœur des luttes de sa centrale, la cégétiste est sur tous les fronts. Ce lundi, commencera une conférence sociale sur les salaires arrachée par les syndicats. La CGT portera deux priorités : l’indexation des salaires sur l’inflation et la conditionnalité des aides aux entreprises.

Vous êtes secrétaire générale de la CGT depuis plus de six mois, comment avez-vous vécu cette période ?

Comme un enchaînement de marathons ! Je le prends comme une course de fond, parce qu’il faut tenir dans la durée. Mes responsabilités sont intenses, mais surtout exaltantes. Je suis portée par la force de toutes les luttes que mènent les militants, face à un capital radicalisé, les luttes ne prennent pas de vacances. La mobilisation contre la réforme des retraites a replacé le syndicalisme, et singulièrement la CGT, au centre du débat social. Face au patronat, les curseurs ont un peu bougé. La CGT garde son cap : quand les organisations syndicales se rassemblent, les négociations ne se font plus sur l’agenda du Medef.

L’inflation atteint 20 % sur l’alimentaire depuis deux ans. Que vous disent les salariés à ce propos quand vous les rencontrez ?

Chez les salariés, un constat s’impose : leur travail ne permet plus de vivre. 50 % des Français n’arrivent pas épargner et un tiers vivent régulièrement à découvert. Cela veut dire que les travailleurs, et souvent les femmes, ne peuvent pas se projeter dans la vie. La précarité est une chape de plomb. Le problème, c’est la boucle prix-profit. Dans l’agroalimentaire, les prix augmentent parce que les profits explosent. La CGT interpelle le gouvernement et le patronat : il faut garantir le pouvoir d’achat des salariés, avec une indexation automatique des salaires sur les prix. La CGT réclame aussi l’augmentation du Smic à 2 000 euros brut. C’est le minimum aujourd’hui pour vivre.

On arrive à un point critique, notamment pour les femmes. 30 % des salariés en France sont à temps partiel. Ce sont quasi exclusivement des femmes, qui vivent bien en dessous du seuil de pauvreté, avec des amplitudes horaires dignes des cadres supérieurs. Or, l’indépendance économique des femmes est centrale pour leur émancipation. Il y a besoin de s’attaquer enfin à ces temps partiels. Cela fera partie des exigences de la CGT à la conférence sociale, où nous avons gagné un focus sur ce sujet. Pour les temps partiels, les heures supplémentaires ne sont pas majorées comme pour les salariés à temps plein.

C’est une discrimination, d’autant que ces emplois sont largement subventionnés par les exonérations de cotisations sociales. Les interruptions de travail de plus d’une heure et demie doivent être rémunérées. D’ailleurs, la revendication de la CGT de 32 heures est féministe. Cela permet d’exercer des responsabilités en entreprise sans passer sa vie au travail, et donc d’avoir du temps pour ses enfants. Mais aussi pour celles qui sont enfermées dans des emplois à temps partiel, souvent ouvrières ou employées, d’accéder plus facilement au temps plein qu’aujourd’hui.

Le gouvernement laisse entendre que la conférence sociale qui s’ouvrira ce 16 octobre ne portera que sur les filières en dessous des minima sociaux. Que comptez-vous faire pour éviter une nouvelle grand-messe et obtenir des effets concrets pour les salariés ?

Les salaires ont baissé en euros constants, encore plus durement pour les cadres que pour les ouvriers et employés, car ils sont exclus des négociations collectives et renvoyés sur des augmentations individuelles aléatoires. Cette conférence doit porter sur l’ensemble des salaires. L’inflation record provoque un tassement sans précédent des grilles salariales, alors que 40 % des branches ont toujours des minima conventionnels inférieurs au Smic. L’absence de déroulement de carrière est un sujet central qui derrière pèse sur les niveaux de retraite.

Passer une vie au niveau du Smic, malgré les évolutions des carrières, fait qu’une fois à la retraite, on sera au minimum vieillesse après une vie complète au travail. Cette conférence sociale doit être autre chose que de la communication gouvernementale : on le sait, les patrons ne veulent pas augmenter les salaires. La CGT mettra les pouvoirs publics et le patronat face à leurs responsabilités. Si Valérie Pécresse en vient à proposer un Smic spécial en Île-de-France, cela montre bien que le Smic actuel ne permet pas de vivre. Il faut augmenter le Smic, indexer les rémunérations sur les prix et conditionner les aides publiques aux entreprises à des négociations salariales. Nous demandons aussi un focus sur l’égalité entre les femmes et les hommes. Elles sont, avec des salaires de 25 % inférieurs en moyenne, les premières en difficulté pour boucler les fins de mois, ce d’autant plus qu’elles sont dans des familles monoparentales.

L’État doit prendre des mesures contraignantes pour garantir l’application de la loi et sanctionner les entreprises, en plus de réviser la vaste fumisterie qu’est l’index d‘égalité salariale. D’ailleurs, au printemps dernier, nous avons, avec la Confédération européenne des syndicats (CES), gagné une directive sur la transparence des salaires entre les femmes et les hommes. Mais pour ce gouvernement, l’application des directives de Bruxelles est à géométrie variable. Concours de lenteur pour la transparence salariale mais à peine la Commission européenne ouvre une enquête sur le fret ferroviaire que le ministre des Transports français s’empresse de démanteler Fret SNCF !

On nous répète sans arrêt que les entreprises ne peuvent pas augmenter les salaires parce qu’elles sont déjà étranglées par l’inflation. Votre proposition d’indexer les salaires est-elle réaliste ?

La CGT est attentive à la situation économique. La politique du gouvernement mène les entreprises dans le mur. Le problème, ce ne sont pas les salaires mais les prix de l’énergie. L’exécutif doit rétablir les tarifs réglementés. La hausse des taux d’intérêt de la Banque centrale européenne (BCE) met en difficulté l’ensemble de l’économie, notamment le logement. Mais surtout, la paupérisation de la population impacte la consommation, comme sur l’alimentaire. Des filières entières sont menacées, notamment celle du bio. Le gouvernement et la BCE sont tétanisés par une chimère qui n’existe pas : la boucle prix-salaires. Pourtant, l’exécutif a un levier d’action puissant, les 200 milliards d’aides publiques aux entreprises. Il faut les conditionner et les cibler en aidant notamment les plus petites entreprises et celles exposées à la concurrence.

On vous voit partout, chez les Vertbaudet comme à Valdunes ou Clestra. Votre présence peut-elle aider les travailleurs en lutte dans le rapport de force ?

Il n’y a pas de sauveur suprême à la CGT. Quand je me rends sur les lieux de luttes, c’est pour y apporter toute la force de la CGT. Le point commun entre Vertbaudet, Valdunes et Clestra, c’est que la quasi-totalité des salariés s’étaient mobilisés, et que malgré un rapport de force maximal, le patronat reste sourd. Nous avons un match contre l’extrême droite. Nous devons démontrer l’efficacité du syndicalisme et de l’action collective. La confédération renforce sa coordination des luttes pour pouvoir mettre le paquet sur les luttes emblématiques.

L’objectif est d’accompagner nos syndicats d’entreprises en lutte sur tous les aspects nécessaires : juridiques, économiques, communication… Sur des dossiers industriels, la CGT monte des plans de reprise. L’exemple de Valdunes est riche d’enseignements. Le gouvernement expliquait que ce fabricant de roues et d’essieux ferroviaires était surcapacitaire. Le rapport de force mis par la CGT permet que les acteurs de la filière puissent discuter autour de notre contre-projet, le seul cohérent : adosser Valdunes à Alstom et à un consortium dans lequel la SNCF s’investirait.

L’intersyndicale a appelé à une journée de mobilisation interprofessionnelle vendredi 13 octobre. Comme secrétaire générale, faites-vous du maintien de l’unité syndicale une priorité de votre mandat ?

Oui. Le gouvernement est au service du patronat. L’extrême droite n’a jamais été aussi puissante et se nourrit de la violence des politiques néolibérales. Les travailleurs sont pris en étau. Pour empêcher la catastrophe fasciste, le syndicalisme doit être fort et rassemblé. Dans cette période troublée, l’intersyndicale est une boussole. Malgré nos divergences et différences de démarches, nous sommes unis sur l’essentiel. C’est la seule façon pour se faire entendre face au gouvernement. Sur les salaires, nous avons encore des points de désaccord.

Mais nous partageons la nécessité d’augmenter le Smic, ou encore de conditionner les aides publiques, ce qui n’a pas toujours été le cas. La grève est un outil efficace. Parfois, une mobilisation d’une heure suffit pour gagner des hausses de salaire. Face au pouvoir néolibéral radicalisé, nous rencontrons une difficulté à étendre les grèves. Cela est d’abord lié au fait que nous ne sommes pas assez implantés : 40 % des salariés du privé n’ont pas de syndicat dans leur entreprise. Mon message est simple : pour gagner, il faut se syndiquer.

Vous avez écrit qu’« aucun mouvement social n’a été en France initié ou animé par un parti politique ou par une structure associant partis et syndicats ». Est-ce à dire que syndicats et partis ne peuvent pas lutter ensemble ?

Ils le doivent ! Mais ils n’ont pas le même rôle. Les organisations syndicales représentent les travailleurs et organisent un rapport de force. Si la gauche arrive aux affaires, ce que je souhaite rapidement, nous serons un contre-pouvoir pour permettre à la gauche d’affronter les forces de l’argent. Le mouvement syndical ne se suffit pas à lui-même. Nous avons besoin de forces politiques incarnant notre projet de transformation sociale. D’une vraie gauche, pas celle du mandat de François Hollande, qui a été très violente pour les travailleurs, préparant l’arrivée de Macron et la montée de l’extrême droite.

Les partis n’ont pas pour vocation d’organiser les luttes, mais de construire leurs débouchés politiques. Nous sommes disponibles pour aider dans le rapport de force. Avec deux limites essentielles : jamais une lutte ne doit être instrumentalisée pour un autre objectif que ceux fixés par les travailleurs. Jamais leurs revendications ne doivent être mises sous le couvercle pour ne pas déranger une force politique proche ou amie. L’extrême droite sort gagnante de la séquence retraites, alors que nous l’avons tenue à distance de nos luttes. Elle est soutenue par une partie du capital.

Emmanuel Macron en a besoin pour empêcher une alternative progressiste et il lui fait la courte échelle. S’il n’a pas reculé sur sa réforme, c’est parce que l’extrême droite était haute. La gauche politique doit s’interroger. Il y a une aspiration à l’unité chez les travailleurs. Mais pour permettre une alternative politique progressiste crédible, il faut du respect, sans volonté hégémonique. C’est ce qui a marché dans l’intersyndicale.

Depuis janvier, la CGT a engrangé 50 000 nouvelles adhésions, quels défis imposent ces syndicalisations ?

Nous avons un bond chez les cadres, chez les femmes et chez les jeunes. Dans le baromètre de l’Ugict-CGT, un tiers des cadres pensent que la CGT est un outil efficace pour les défendre. C’est un bond sans précédent. De nouvelles perspectives s’ouvrent à nous pour rassembler le salariat dans sa diversité. Pour s’adapter, la CGT va réengager le chantier majeur de ses structures en associant étroitement ses organisations.

Cet été, la CGT a quitté le collectif Plus jamais ça. Dans le même temps, vous travaillez à un « plan d’action syndicale pour l’environnement ». Comment allez-vous le bâtir ?

Ce plan sera présenté aux instances confédérales en novembre. L’écologie doit être pensée en lien étroit avec la question sociale et portée au quotidien dans nos actions syndicales pour transformer les outils productifs. La culpabilisation des consommateurs a ses limites. Le climatoscepticisme explose avec une alliance des forces réactionnaires et du capital pour mettre sur pause la question environnementale. Pour le capitalisme, le changement climatique est un nouveau marché, quand les travailleurs en sont les premières victimes. À l’image de la société, la CGT n’est pas encore au niveau sur les questions environnementales.

Nous allons commencer prochainement par une formation de la commission exécutive confédérale avec le Giec. Le plan d’action syndicale pour l’environnement permettra une formation de nos directions et vise à ce que nos syndicats, nos fédérations, nos comités régionaux, unions départementales montent des projets de transition environnementale à leur échelle. Nous ne partons pas de rien, notamment grâce au radar travail et environnement de l’Ugict. L’outil, qui sera démocratisé en interne, permet aux salariés d’identifier les leviers à actionner pour limiter l’impact environnemental à partir de leur travail.

Lise