(Mise à jour le 21 août 2024 à 13:06)
Tribune de JEAN-LOUIS LAVILLE, sociologue, cofondateur de l’Institut Polanyi France
Autour d’Emmanuel Macron, se sont regroupés, dès le départ, des membres d’élites économiques et politiques ayant pour caractéristique d’avoir été cooptés par le chef. Le succès stratégique a installé au pouvoir cette technocratie modernisatrice largement issue du monde des cabinets de conseil. Marquée par des méthodes standardisatrices et uniformisantes, elle s’est vite révélée imbue de certitudes, pensant détenir les clefs de l’avenir le plus souhaitable pour la société, en même temps qu’elle possède les moyens de communication nécessaires pour diffuser ses idées. S’est mis ainsi en place un rapport pédagogique au peuple : il suffit de lui expliquer pour qu’il sorte de ses ignorances et choisisse la voie indiquée.
Cette tendance est accentuée par l’incapacité à comprendre les enjeux collectifs et symboliques. Depuis sa première campagne électorale, le président se réclame de l’émancipation, mais cette belle notion est dévoyée, comme si elle ne renvoyait qu’à l’envie de s’enrichir dans une trajectoire individuelle. Cette inaptitude à intégrer les articulations entre les potentialités personnelles et les étayages collectifs conduit à une négligence des corps intermédiaires dont se sont plaints à la fois les élus locaux, les syndicats et les associations, délaissés parce que considérés comme les défenseurs du statu quo, le changement devant venir d’entrepreneurs disruptifs par leurs start-up ou leur social business.
Des réticences se manifestent néanmoins dans la population, sommée de se moderniser. Alors, l’énervement se dévoile. Le souci de protéger se mêle de plus en plus au langage du mépris vis-à-vis des plus défavorisés et du « pognon de dingue » qu’ils coûtent ; contre les « assistés » qui ne sont pas capables de « traverser la rue pour trouver du travail » ; contre les parents qui ne savent pas s’occuper de leurs enfants et qu’il convient d’éduquer en s’appuyant sur les neurosciences. En somme, derrière le vocabulaire neuf, se retrouve le vieux projet de moralisation des pauvres que l’on croyait dépassé depuis le XIXe siècle.
Par ailleurs, des libertés sont menacées. Aux incitations adressées aux associations pour qu’elles remplacent les financements publics par le mécénat et la philanthropie s’ajoute l’inflexion vers le contrôle politique, les autorités s’arrogeant au niveau national un droit de regard sur l’auto-organisation des citoyens. D’ailleurs, des collectivités locales s’insurgent contre une telle immixtion, à un moment où des représentants de l’État accusent des mouvements écologistes d’« écoterrorisme » ou emploient le terme de ZAD comme une insulte, l’assimilant à un espace de non-droit. Parallèlement, les libertés académiques sont aussi questionnées dans la lignée des déclarations du précédent ministre de l’Éducation sur les théories décoloniales qui seraient synonymes d’« islamo-gauchisme ». Il suffit d’avoir travaillé avec certains des auteurs concernés pour savoir que, dans leur immense majorité, ils n’appellent pas au séparatisme mais au contraire ils réfléchissent aux absences du passé, c’est-à-dire les parties de la réalité invisibilisées par les injustices et les exclusions, pour viser un monde redevenu commun.
Les atteintes aux libertés qui se multiplient signalent un glissement inéluctable. La technocratie modernisatrice imbue de managérialisme, autrement dit persuadée de pouvoir régler les problèmes de société par des outils de gestion, perd pied dès que s’expriment des avis différents. Elle ne comprend pas en quoi peut consister le dialogue social ou l’expérimentalisme démocratique , c’est d’autant plus grave que se multiplient les initiatives solidaires traduisant la vitalité des engagements publics alors même que les partis sont en crise. Désormais, le lent effritement de la politique instituée s’accélère et la dégradation est patente avec l’absence d’écoute concernant la réforme des retraites qui surprend nombre d’observateurs étrangers. En ignorant ainsi les protestations, la technocratie qui s’est justifiée par le barrage contre l’extrême droite prépare l’accès au pouvoir de celle-ci.
Jean-Louis Laville est l’auteur de la Fabrique de l’émancipation (avec Bruno Frère, éditions du Seuil) et de l’Économie solidaire en mouvement (avec Josette Combes et Bruno Lasnier, éditions Érès).
Source : L’Humanité