(Mise à jour le 20 août 2024 à 17:23)
Table ronde animée par Catherine Vieu-Charrier et Guillaume Roubaud-Quashie, extraits retranscrits par Pierre-Henri Lab et publiés dans l’Humanité.
Avec l’entrée au Panthéon de Missak et Mélinée Manouchian est enfin reconnue la Résistance étrangère, juive et communiste. C’est aussi une certaine idée de la France, celle d’un projet politique d’émancipation hérité de la Révolution et des Lumières, qui sera consacrée le 21 février prochain.
C’est non seulement la Résistance communiste qui entre dans le temple de la mémoire nationale, mais c’est aussi toutes ces femmes et tous ces hommes né.es sur un autre sol et qui, pour la France, luttèrent et sacrifièrent leur vie. La France doit être pensée comme un projet politique humaniste et universel, Missak Manouchian est devenu Français non par le sang reçu mais par le sang versé.
Jean-Pierre Sakoun, comment vous êtes-vous engagé en faveur de cette panthéonisation ?
Militant laïque et républicain, on prend conscience que l’engagement internationaliste et celui en faveur des principes de la Révolution française ne font qu’un. C’est cet engagement qui a fait que les communistes ont vu une continuité entre la grande révolution et la révolution bolchevique. Ces résistants étaient au sens propre des Français, c’est-à-dire les partisans d’un pacte politique et citoyen de progrès et de partage.
À un moment, il est temps que l’injustice soit réparée et que rentre au Panthéon un communiste mais aussi un ouvrier, un étranger et un poète. Nous avons structuré un comité de parrainage pour que l’entrée au Panthéon de Missak Manouchian soit celle de tous les Français. Cela a été un long travail de tous les instants mené avec Katia Guiragossian, petite-nièce de Mélinée et Missak Manouchian, avec Pierre Ouzoulias et Nicolas Daragon, respectivement vice-président PCF du Sénat et maire LR de Valence, avec Denis Peschanski et avec la secrétaire générale d’Unité laïque, Aline Girard.
Denis Peschanski, quelle est la place de ces étrangers dans la Résistance ?
Denis Peschanski, historien
Dans les archives, nous avons découvert que Missak Manouchian a demandé deux fois la nationalité française, en 1933 et en janvier 1940. S’il échoue à l’obtenir en 1933, c’est faute de revenu suffisant. Janvier 1940. Il veut aller au front et y aller comme Français. C’est dire son attachement à la France, aux droits de l’homme, à la Révolution et aux Lumières. Parmi ces étrangers, il y a évidemment une sensibilité antifasciste et antinazie particulièrement forte qui fait qu’ils vont être parmi les premiers dans la lutte armée. Il y a des « vieux » qui ont 35 ou 37 ans quand ils sont fusillés.
Leur expérience des persécutions antisémites, de la répression politique dans les pays d’Europe centrale et orientale et de la guerre d’Espagne va en faire des cadres. Je pense à Olban, à Cristina Boico, à Golda Bancic, à Boczov, Epstein, Geduldig et Celestino Alfonso. À leurs côtés des « gamins », entre 17 et 23 ans, comme Rajman ou Della Negra. Juifs, italiens, espagnols, ressortissants de pays d’Europe centrale, ils sont tous rassemblés autour des valeurs héritées de la Révolution française. Ils ne ciblent que des Allemands pour qu’on ne puisse pas dire qu’étrangers, ils s’en prennent à des Français. Ils mènent une lutte radicale contre les Allemands et ils vont être confrontés à la police française. On touche du doigt la responsabilité majeure du gouvernement de Vichy d’avoir accepté et voulu la collaboration.
Pierre Ouzoulias, quel sens donner à ce combat pour la panthéonisation ?
Pierre Ouzoulias, Vice-président CRCE-K du Sénat, sénateur PCF des Hauts-de-Seine
Manouchian, c’est d’abord pour moi une histoire familiale. Mon grand-père, le colonel André, me rappelait sans cesse que, si moi, gamin, j’étais là, c’est parce que Missak Manouchian et Joseph Epstein n’avaient pas parlé sous la torture. Il faut rester humble devant ce qu’ils ont fait. Toute sa vie, mon grand-père a honoré Manouchian mais aussi Joseph Epstein. Dans la lutte armée, Epstein a apporté un plus tactique et stratégique ainsi qu’une pensée politique extrêmement construite.
Si la postérité retient d’abord la figure de Manouchian, on le doit en premier lieu à la propagande allemande. L’« Affiche rouge », qui le désigne comme « chef de bande », a imprégné la conscience historique d’une grande partie des Français. Le destin singulier de Manouchian fait le lien entre le génocide arménien de 1915 dont ses parents ont été victimes et la Shoah. Ces génocides ont été perpétrés selon une conception raciale de la nation toujours présente en Europe. Cette vision mortifère s’oppose radicalement à l’idée politique que la nation est un rassemblement d’hommes et de femmes qui portent ensemble un projet politique quelles que soient leur origine et/ou leur couleur de peau. Cette idée fondamentale est au cœur du combat de Manouchian.
Je suis surpris de voir combien Manouchian parle aujourd’hui à la jeunesse. C’est le sportif, le poète, l’amant. Son histoire d’amour avec Mélinée est tout à fait exceptionnelle. Cette jeunesse que l’on dit très individualiste le considère comme une personne qui a donné du sens à son existence jusqu’au bout. C’est un motif d’espérance et d’immense satisfaction.
Jean Vigreux, pourriez-vous nous parler de la MOE et de la MOI ?
Jean Vigreux, historien
Dans Avec tous tes frères étrangers (Libertalia, 2024), avec Dimitri Manessis, nous avons voulu reprendre l’histoire longue de la Main-d’œuvre étrangère (MOE). La saignée de la Première Guerre mondiale a appelé une main-d’œuvre pour reconstruire le pays. C’est une immigration économique qui arrive d’abord. Briquetier, originaire du Frioul (Italie), le père de Rino Della Negra s’installe dans le Pas-de-Calais, dans la région de Vimy, où va naître son fils. La France est aussi un pays d’exil politique pour ceux qui fuient le fascisme, les régimes autoritaires d’Europe orientale, les pogroms et le nazisme.
Au même moment apparaît la IIIe Internationale. Communiste, pour se distinguer des autres composantes du mouvement ouvrier, elle organise les travailleurs étrangers. Dès 1922, la CGTU crée la Main-d’œuvre étrangère. Afin d’intégrer cette main-d’œuvre dans la lutte syndicale et politique et lutter contre la xénophobie, elle forme des groupes de langue yiddishophone, italianophone, hispanophone. En 1926, la Section française de l’Internationale communiste (ancien nom du PCF) reprend la MOE rebaptisée MOI au début des années 1930, substituant immigré à étranger, pour contrer les ligues d’extrême droite qui dénoncent les étrangers.
La MOI va jouer à fond la carte antifasciste du Front populaire. Giulio Ceretti, dirigeant de la MOI, va proposer la création des Brigades internationales. La carte de l’implantation de la MOI correspond à celle de la France industrielle. La MOI est le fer de lance des combats et de la lutte armée. Les noms des groupes FTP-MOI de province, Carmagnole, Liberté, Valmy ou Marat montrent l’héritage de la Révolution française. Patriotisme et internationalisme se rejoignent. Cette dimension est constitutive de la MOI. C’est une bonne chose que tout le groupe et Epstein soient associés à la panthéonisation. Il faut aussi penser aux 70 résistants qui ont été arrêtés. Ils nourrissaient les combattants, les logeaient… Livrés aux Allemands, ils ont été déportés à Dachau, à Buchenwald, à Ravensbrück et à Auschwitz.
Claudie Bassi-Lederman, vous animez MRJ-MOI. Pouvez-vous présenter cette association ?
Claudie Bassi-Lederman, Présidente de Mémoire des résistants juifs de la Main-d’œuvre immigrée (MRJ-MOI)
Mémoire des résistants juifs de la Main-d’œuvre immigrée (MRJ-MOI) a été créée en 2005 par d’anciens résistants de la section juive et leurs descendants. Elle a pour objet de faire connaître une partie occultée de notre histoire : la contribution des juifs communistes, étrangers de la MOI à l’histoire nationale. Nous voulions mettre en lumière les faits de combat de ceux qui n’ont été longtemps considérés que comme des victimes, le chemin de ces résistants vers une intégration voulue dans le pays qu’ils ont choisi et qu’ils ont contribué à libérer. Il est important d’en finir avec le mythe national d’une Résistance exclusivement française, militaire et masculine.
Rappelons qu’après la guerre, nombre d’entre eux ont connu les pires difficultés à se faire reconnaître comme citoyen et résistant. La majorité des combattants sont issus de la section juive. Ils ont assumé une triple identification. Ils se réfèrent d’abord à l’histoire de la France, puis à la culture juive européenne et yiddishophone. Dans leur grande majorité, ils ne sont ni croyants, ni pratiquants et sont étrangers à tout communautarisme. Enfin, il y a une identification au projet communiste de l’époque. En France, si les 110 000 juifs immigrés originaires d’Europe de l’Est ne sont pas tous progressistes, beaucoup sont animés d’un idéal révolutionnaire, universel et laïque.
Le communisme est perçu comme un idéal universel d’émancipation sociale, de paix, de liberté et de fraternité, qui rend absolument impossible toute forme d’antisémitisme. La résistance civile de la section juive fut tout aussi fondamentale : collectes de fonds initiés dès 1940 pour aider les illégaux, les internés dans les camps et soutenir les combattants FTP-MOI, rédaction, tirage et distribution de nombreux tracts en français et en yiddish afin d’informer la population sur les mesures anti-juives, tel celui distribué la veille de la rafle du Vél’d’Hiv, le 16 juillet 1942, publication d’une presse communiste en français et en yiddish qui fut la première et la seule à l’époque à dénoncer le sort des déportés dans les camps d’extermination, la seule à relater au jour le jour l’insurrection du ghetto de Varsovie.
Ce fut aussi une résistance de sauvetage, en particulier des enfants juifs. On ne dira jamais assez combien ce combat, mené par la section juive de la MOI, a été un facteur considérable dans le sauvetage d’une population exposée à l’extermination, mais aussi combien il permit à nombre de combattants issus de cette immigration de se battre et de contribuer à la résistance nationale.
Denis Peschanski : Entre 80 et 100 soldats allemands ont été tués par les FTP-MOI en région parisienne. Ce n’est pas en soi suffisant pour influer sur le cours de la guerre. L’efficacité de la lutte armée se mesure d’abord à l’aune de son efficacité politique. Imaginez l’écho de l’exécution, le 28 septembre 1943, de Julius Ritter, colonel SS responsable du Service du travail obligatoire (STO) auprès des familles des déportés pour le travail en Allemagne. Les archives de la préfecture de police montrent aussi que chaque jour donnait lieu à 2 ou 3 actions : un simple bris de glace, parfois un blessé ou un mort. C’est là que réside l’efficacité militaire de la Résistance armée : créer une situation d’insécurité intolérable pour l’occupant.
Jean Vigreux : Tous les policiers n’ont pas collaboré, mais les brigades spéciales ont joué un rôle particulier. Avant de remettre le groupe aux Allemands, elles ont rédigé un rapport le 3 décembre 1943 dans lequel figure la liste des 68 personnes arrêtées et le détail de leur activité. Il se termine ainsi : « Parmi les individus, quatorze sont français et aryens. Quatre sont français et juifs. Dix-neuf sont étrangers et aryens. Trente sont étrangers et juifs ». Les brigades spéciales ont complètement intégré les codes du national-socialisme qui sont aussi les codes de Vichy.
On retrouve cette idéologie dans une sorte de procès-verbal du procès, parsemé de mentions manuscrites indiquant qu’un tel est juif et un tel est communiste. Il a permis d’identifier qui étaient les juges et de découvrir qu’ils ont échappé à la dénazification. Face à la montée de l’extrême droite, du racisme, la remise en cause du droit du sol, je voudrais citer le dirigeant de la MOI, Adam Rayski : « Par leur engagement exceptionnel dans la guerre et plus particulièrement dans la Résistance, les immigrés semblent avoir dépassé cette opposition en versant leur sang sur le sol français. »
Jean-Pierre Sakoun : En lançant cette initiative en faveur de la panthéonisation de Manouchian, nous avons voulu rappeler que notre pays est aimable. Notre pays n’est pas la dictature monstrueuse que certains décrivent. Notre pays ne doit pas devenir ce pays de la méfiance et du refus des autres. Nous avons le droit d’être fiers de notre pays et de nous tourner vers ceux qui nous disent sans cesse qu’il n’est que le résultat de l’esclavage et de l’oppression pour leur dire : « Non, notre pays, c’est avant tout une idée partagée par des citoyens qui, même s’ils ne sont pas d’accord les uns avec les autres, ont en commun cette volonté de promouvoir la liberté, l’égalité, la fraternité, la laïcité, l’émancipation. L’émancipation commence par le fait qu’avant d’être différents, nous sommes tous semblables et que ceux que nous accueillons doivent aussi nous accueillir. »
Pierre Ouzoulias : Qu’est-ce qu’être français ? Manouchian a toujours mêlé de façon intime ses deux cultures. Comme aurait dit Aznavour, il a été 100 % français et 100 % arménien. Sa panthéonisation est rejetée par l’extrême droite. À gauche parfois, on semble éprouver un certain embarras. Au Sénat où le débat sur la loi immigration a été très âpre, la cause de Manouchian a été partagée sur tous les bancs de l’Hémicycle. Son sacrifice est capable de nous sublimer. C’est une note d’espoir. Face au péril fasciste, nous avons besoin de rassembler tous les démocrates.