(Mise à jour le 21 août 2024 à 11:20)
Par Denis Durand, économiste, directeur de la revue Economie & Politique.
La satisfaction des revendications en matière de salaires s’oppose à l’obsession de rentabilité financière qui dicte la gestion des entreprises et leur a permis, en 2022, de transformer une part énorme des richesses créées par le travail en profits records. Des solutions existent, à condition de faire prévaloir une logique de développement des capacités humaines.
Avec un taux de pauvreté (au seuil de 60 % du revenu médian) obstinément supérieur à 13% depuis trente ans, la France est un pays de bas salaires. Cet état de fait n’est pas sans lien avec les difficultés croissantes rencontrées par les employeurs pour recruter les salariés dont l’économie a besoin pour être efficace. Le retour de l’inflation, qui s’est installée durablement au-dessus de 5 % par an, vient rendre la situation encore plus insupportable pour des millions de ménages. D’autre part, l’insuffisance des salaires prive la Sécurité sociale de cotisations dont elle aurait besoin pour financer les retraites, la santé et toute la protection sociale. Augmenter les salaires devrait donc être une priorité des politiques économiques et des gestions d’entreprise. Des voix continuent pourtant d’opposer de prétendus arguments économiques à cette urgence sociale. Les entreprises, nous disent le gouvernement et le patronat, ne supporteraient pas une augmentation du «coût du travail »… c’est-à-dire des salaires, des emplois et des dépenses de formation. Pourtant, les profits faramineux affichés par les groupes du CAC 40 laisseraient plutôt supposer le contraire.
Répartir autrement les richesses, mais changer aussi la façon de les produire
Les employeurs sont en principe tenus de respecter. Il faut aussi revaloriser les pensions et les minima sociaux, et y consacrer les ressources publiques nécessaires. Mais la hausse doit se répercuter sur tous les bas salaires, ceux qui sont juste au-dessus du SMIC et, au-delà, à tous les niveaux de qualification. Compte tenu du nombre de salariés concernés, on peut estimer qu’une hausse en pourcentage des salaires pour toutes et tous entrainerait a minima, pour les employeurs, une dépense supplémentaire de l’ordre de 50 milliards d’euros environ chaque année, soit une augmentation d’environ 5% du total des salaires bruts perçus par les ménages (978 milliards en 2021). Autre revendication particulièrement d’actualité, porter les salaires des femmes au niveau de ceux des hommes représenterait une augmentation d’environ 140 milliards d’euros du total des rémunérations à verser par les employeurs (40 milliards d’euros au titre de l’application immédiate du principe « à travail égal, salaire égal » et le reste a obtenir au fil de l’amélioration des carrières des femmes). De fait, ces deux seules revendications représentent plus que le total des profits des entreprises, des banques et des compagnies d’assurances, qui se montent à quelque 170 milliards d’euros si on les mesure, comme le fait la comptabilité nationale, par l’excédent net d’exploitation des sociétés financières et non financières (leurs profits annuels diminués des dépenses indispensables pour maintenir en état l’appareil de production). Cela veut-il dire que, même en prenant tous les profits des entreprises, il n’y aurait pas assez d’argent pour satisfaire des revendications pourtant évidentes et, somme toute, modestes ? Non, cela veut dire qu’il ne suffit pas de changer la répartition des richesses: il faut produire plus de richesses, et les produire autrement, selon une logique écologique et sociale profondément différente de celle qui prévaut aujourd’hui.
L’inflation ne vient pas des salaires mais de l’insuffisance des emplois, en quantité et en qualité
Avant de suggérer en quoi consisterait cette nouvelle logique, examinons une autre objection: augmenter les salaires alimenterait l’inflation. De fait, pour que la hausse des salaires soit réelle et durable, il ne faut pas que l’inflation nous retire ce que nous aurons obtenu. Pourtant, la hausse actuelle des prix à la consommation ne doit rien aux salaires. Comme le montre le dernier point de conjoncture de l’Insee, au-delà du choc qu’a constitué la hausse, en 2021 et 2022, des prix de l’énergie et des produits alimentaires, elle reflète une faiblesse persistante des capacités productives de l’économie (ce que les économistes appellent l’«offre ») au regard d’une « demande » pourtant modérée puisqu’elle est freinée par la faiblesse des salaires. Gouvernement et patronat se targuent de faire une « politique de l’offre ». En réalité, ils font tout le contraire. Tout à leur obsession de la baisse du coût du travail, ils sacrifient l’emploi, les salaires, la formation. Or, c’est précisément cela, le travail humain, qui crée les richesses !
Des atteintes graves sont portées tous les jours à notre industrie, à nos services et à nos services publics. Les besoins de formation non satisfaits sont criants. Et le premier scandale, c’est que des millions de personnes sont privées d’un emploi créateur de richesses. Le gouvernement se félicite bruyamment de ce que le taux de chômage s’établit en ce moment à un niveau un peu moins élevé que d’habitude, malgré la faiblesse de l’activité économique. Certes, au 4° trimestre 2022, le nombre de chômeurs, selon la définition très restrictive du Bureau international du travail, n’était « que » de 2,2 millions, mais 1,9 million de personnes, sans être comptabilisées comme chômeurs – par exemple parce qu’elles ont renoncé à s’inscrire Pôle emploi -, n’étaient pas pour autant pourvues d’un véritable emploi. Elles constituent ce que les statisticiens appellent le « halo du chômage ». Enfin, 1,3 million de travailleuses et de travailleurs se trouvaient dans une situation de temps partiel contraint, selon l’enquête emploi de l’Insee. Au total, ce sont plus de 5,5 millions de personnes, près d’une personne en âge de travailler sur cinq, qui étaient privées d’un véritable emploi. Autrement dit, pour quatre personnes pourvues d’un emploi, il en reste une sur le carreau, exclue pour des raisons économiques du travail salarié. Il faut aussi tenir compte des millions d’emplois précaires qui ne permettent pas à celles et ceux qui les occupent de déplorer toutes leurs capacités dans la création de richesses. On comprend sans peine que les mêmes sont les premiers à souffrir de la pauvreté : ce sont les mauvais emplois qui font les bas salaires.
« Pour casser les mécanismes qui produisent l’inflation, il faut obtenir des grands groupes industriels, des services et de la distribution qu’ils ne répercutent pas l’augmentation des salaires sur leurs prix de vente. »
Libérer l’énorme potentiel inutilisé d’efficacité et de création de richesses
Imaginons la quantité énorme de richesses supplémentaires qui pourrait être créée si toutes les personnes qui en sont privées se voyaient offrir la possibilité d’exercer un véritable emploi, et si l’efficacité de tous les emplois était démultipliée par un accès massif de toutes et tous à une formation choisie. Ce serait un quart de main-d’œuvre occupée en plus. Ce serait donc, toutes choses égales par ailleurs, un quart du PIB en plus, soit 625 milliards d’euros par an ! Largement de quoi augmenter à la fois les salaires, les cotisations sociales et les rentrées fiscales indispensables à la réparation et au développement de nos services publics : santé, éducation, recherche, sécurité, justice, écologie… Avec l’amélioration de l’emploi et de la qualification des salariés, un développement inédit des services publics est en effet une condition essentielle de l’efficacité économique, tout autant que de la réponse à l’urgence écologique.
S’attaquer au coût du capital pour pouvoir dépenser davantage en salaires, en emplois et en formation
II faut donc dépenser davantage en salaires, en cotisations sociales et en prélèvements fiscaux pour les services publics. Pour cela, il faudra faire des économies sur autre chose: les coûts du capital. Cela veut dire moins de profits distribués aux actionnaires Mais surtout, moins d’argent dépensé pour accumuler du capital matériel (machines, bâtiments) et du capital financier (placements et opérations plus ou moins spéculatives), cela veut dire moins de capital à rentabiliser : c’est emmener les entreprises vers une tout autre logique économique et écologique. La condition d’une satisfaction des revendications en matière de salaires, de services publics et de protection sociale consiste en effet à faire prévaloir une logique de développement des capacités humaines, contre l’obsession de la rentabilité financière qui dicte toute la gestion des entreprises et leur a permis, en 2022, de transformer une part énorme des richesses créées par le travail en profits records. Des outils de politique économique peuvent y contribuer : moduler l’impôt sur les sociétés et les cotisations sociales patronales en fonction de la politique d’emploi et de salaires des entreprises; instaurer un prélévement sur leurs revenus financiers pour les dissuader de dilapider leurs profits dans des placements financiers ; réserver aux entreprises qui sécurisent l’emploi et la formation les crédits refinancés à taux préférentiel par la BCE ((Banque centrale européenne)). et les assortir, pour les PME-TPE, de bonifications réduisant fortement le coût de leur capital ; constituer, pour y contribuer, un pôle financier public et des pôles publics industriels et de services par la nationalisation de groupes stratégiques ; libérer les services publics de l’austérité en créant un fonds de développement économique, social écologique européen, financé par la BCE pour que les États européens n’aient plus à s’endetter sur les marchés financiers. Mais l’histoire a montré que ces outils d’intervention publique dans l’économie ne seront efficaces que s’ils viennent en appui de l’exercice, par les salariés eux-mêmes, de nouveaux pouvoirs d’initiative et de décision dans l’entreprise, par exemple pour faire prendre en compte des projets de nouvelles productions écologiques, reposant sur des embauches et sur des programmes de formation, et pour en obtenir le financement dans le cadre d’un nouveau droit au crédit bancaire pour les PME et les entreprises qui développent l’emploi et la création de valeur ajoutée dans les territoires. Par exemple, pour casser les mécanismes qui produisent l’inflation, il faut obtenir des grands groupes industriels, des services et de la distribution qu’ils ne répercutent pas l’augmentation des salaires sur leurs prix de Vente. Pour les y amener, un blocage administratif des prix ne suffira pas. Il faut agir sur la formation des prix et la fixation des marges là où elles se décident, dans les entreprises. Les mieux placés pour en avoir connaissance, pour signaler les abus au public et, le cas échéant, pour en saisir l’administration, sont les salariés de ces entreprises eux-mêmes. Cela exige deux conditions: un renforcement des effectifs et des moyens des services de Bercy, et l’exercice de nouveaux droits d’accès à l’information économique par les institutions représentatives du personnel, avec de nouveaux pouvoirs. Tout cela ne sera possible que si toute la société s’en mèle: le mouvement syndical a un rôle de premier rang à jouer pour définir, dans une confrontation démocratique avec tous les acteurs économiques, des objectifs précis, impératifs pour les entreprises et les banques, de création d’emplois, de formation, de développement écologique des territoires, et les financements nécessaires pour les réaliser.