Énergie : bien de première nécessité ou objet de spéculation ?

(Mise à jour le 15 décembre 2022 à 10:07)

A l’initiative de notre union syndicale des retraités du Val-de-Marne s’est tenue, ce 13 décembre, une conférence animée par Olivier FRACHON, ancien secrétaire du Conseil Supérieur d’EDF et GDF, responsable des questions économiques et industrielles à la fédération CGT Mines – Énergie et Alain LE MASSON, ancien responsable fédéral à la fédération CGT Mines – Énergie, sur le thème Énergie : bien de première nécessité ou objet de spéculation ?

Bien qu’abordant des questions assez techniques, l’assemblée des retraité.e.s a suivi avec intérêt les éléments d’analyse présentés par Olivier Frachon, avec l’objectif de “comprendre pour agir” ! Car effectivement, l’enjeu est de taille : laisse-t-on la production de l’énergie aux mains des profiteurs, ou agit-on pour que l’énergie (re)devienne un bien commun ?

Quelques remarques préalables

Olivier Frachon nous a d’abord livré quelques remarques, avant d’entrer le vif du sujet !

L’énergie est au cœur du développement humain

 L’énergie est au cœur du développement humain, depuis la maîtrise du feu, en passant par la machine à vapeur et le charbon, qui ouvrent l’ère de l’abondance énergétique et l’essor du capitalisme industriel. Le recours au pétrole a permis au grand patronat de mieux maîtriser les flux, les prix et aussi de réduire la capacité d’action des organisations ouvrières, tels les cheminots et les mineurs. Cette main mise sur le pétrole a permis l’envolée des profits, associé à un contrôle plus grand sur les populations. (Cliquez sur les images pour les agrandir, cliquez sur l’image agrandie pour la réduire.)

Mais si on parle d’abondance, les inégalités d’accès à l’énergie traversent la planète et toutes les sociétés. 1,5 milliard d’êtres humains n’ont pas accès à l’énergie, notamment en Afrique. En 2018, en France, 12 millions de personnes vivaient en précarité énergétique. Cette production impacte notre planète et son habitabilité. Cela fait 4 millions d’années qu’il n’y a pas eu autant de gaz carbonique dans l’atmosphère terrestre !

En 2019, les activités humaines ont rejeté 46,3 Mdteq de CO2 (46 millions de tonnes en équivalent CO2) dans l’atmosphère, avec toujours des inégalités entre les pays et au sein des populations de ces pays : en France, l’empreinte carbone des 10 % les plus riches représente 17,8 tonnes/an, soit 10 fois plus que l’objectif fixé pour limiter le réchauffement à 1,5°C ; l’empreinte carbone des 50 % les plus pauvres représente 3,9 tonnes/an ; la moyenne par habitant de la Terre pour limiter le réchauffement à 1,5°C est de 2,1 tonnes/an.

La crise actuelle est la manifestation avancée d’une crise annoncée, bien avant les événements survenus ces derniers mois, notamment l’invasion de l’Ukraine par la Russie, liée à la fin du pétrole et à l’urgence de décarboner nos économies.

La crise énergétique, ses conséquences, ses origines

 L’évolution du prix de l’électricité en Europe a conduit à des prix qui ont atteint en 2022, en centimes d’€ par kWh, 56,30 en Allemagne, 55,85 aux Pays-Bas, 51,20 en Belgique, 46,75 au Royaume-Uni, 41,50 en Italie, 21,30 en France, grâce au “bouclier fiscal”, avec une prévision de 24,50 € pour 2023.

L’électricité n’est pas un marché…

Il y a près de 25 ans, les difficultés actuelles avaient été décrites et annoncées, notamment à travers l‘exemple de la crise californienne, la flambée des prix, les pénuries, la faillite des sociétés…

L’électricité ne fonctionne pas comme un marché pour les raisons suivantes :

  • l’électricité ne se stocke pas ;
  • la production doit, à tout instant, être égale à la consommation, faute de quoi le système peut s’écrouler, tel un château de cartes, c’est le black-out ; pour l’éviter, on met en place des coupoures tournantes, car en cas de black-out, 24 heures sont nécessaires pour remettre la production en route ;
  • la consommation évolue en permanence, donc il faut disposer des moyens de production pouvant s’adapter (on parle de production pilotable) ;
  • les coûts de structures et d’investissements sont très importants et la rentabilité faible et de long terme…

Contrairement aux autres denrées, l’achat d’électricité n’est pas lié à la montée ou à la baisse du prix, quand un produit est trop cher, on ne l’achète pas… la consommation d’électricité ne fonctionne pas de façon identique.

Les raisons de la crise actuelle en ce qui concerne l’électricité et la gaz

La crise actuelle, crise du libéralisme, découle des choix et décisions qui ont prévalu ces 30 dernières années :

  • transformations libérales et privatisations des entreprises publiques EDF et GDF : l’organisation du travail remet en cause le fonctionnement même de l’énergie, avec des méthodes de management qui déstructurent le service public ;
  • création des marchés de l’électricité et du gaz, ouverture à la concurrence, avec pour conséquences :
    • l’abandon de la planification énergétique, l’absence d’investissements,
    • la désintégration des entreprises, la séparation et la filialisation des activités de production, transports, distribution, commercialisation,… (RTE, Enedis,…), alors qu’il ne peut exister qu’un seul réseau de distribution ;
    • l’abandon des tarifs réglementés, la subvention aux investissements privés, augmentation des prix…
    • la création artificielle de la concurrence en obligeant EDF à fournir l’électricité nucléaire à ses concurrents à des prix bradés, alors que les tarifs réglementés étaient fixés en fonction des coûts de production ;
    • des difficultés à construire l’EPR et à maintenir le parc de production…
Le marché de l’électricité

Comment fonctionne le système électrique ?

Les différents moyens de production d’électricité diffèrent notamment par :

  • leurs sources d’énergie (vent, fleuves ou chutes d’eau, fission nucléaire, soleil, combustion de gaz, pétrole, charbon) ;
  • leur caractère fatal ou non (si on ne consomme pas l’énergie, elle est perdue car l’électricité ne se stocke pas) ;
  • la possibilité de piloter ou non le volume d’énergie produit : l’énergie produite par les éoliennes ne peut être régulée, contrairement aux autres moyens de production ;
  • leur coût global de production et l’impact environnemental.

Les éoliennes, le solaire ne sont pas pris en compte de la même façon que les autres sources d’énergie. La planification est donc nécessaire ; une production nationale permet une péréquation, contrairement à une production régionale, sachant qu’on ne peut transporter l’énergie que sur une centaine de km au maximum. Une production régionale avec le solaire ou l’éolien ne permettra pas un lissage sur le territoire.

Comment fonctionne le marché de gros ?

A partir des besoins estimés pour un jour donné, par tranche de 2 heures :

  • les offreurs proposent des quantités d’électricité à des prix qui reflètent leur coût variable de production et les heures de la journée du lendemain auxquelles ils fourniront ces quantités ;
  • les acheteurs sollicitent des quantités d’électricité en proposant un prix qui correspond à leur estimation du prix qu’atteindra l’électricité à l’heure où ils en auront l’usage lors de la journée du lendemain ;
  • un algorithme compare offres et demandes et établit un prix qui est le prix de la dernière offre (la plus chère) permettant de satisfaire la totalité de la demande à cette heure de la journée.

Les coûts d’investissement ne sont pas rémunérés par les prix du marché, ils ne sont donc pas pris en compte ; un marché parallèle a alors été mis en place afin de maintenir la capacité.

 Le prix de gros ne reflète pas la réalité des échanges (2/3 à 3/4 des échanges ne passent pas par le marché) ; les prix de marché s’alignent sur les coûts des moyens appelés pour la pointe de consommation, souvent des moyens de production au gaz ; ceux qui produisent à un prix inférieur au coût marginal perçoivent un profit (rente) supposé permettre de financer le développement de nouvelles capacités ; le marché devait se substituer à la planification des investissements en donnant des signaux de prix incitatifs, ce qui ne marche pas (les prix de gros, fondés sur les coûts variables ne couvrent pas correctement les coûts d’investissement en particulier en période de pointe).

Les mécanismes pour créer une concurrence impossible

L‘ARENH (Accès Régulé à l’Electricité Nucléaire Historique) où comment financer les profits du secteur privé avec le bien public !

Pour développer la concurrence dans un paysage où deux producteurs – EDF et Engie – détiennent 90 % de la production, où le secteur privé n’investit pas dans des moyens de production, EDF a été obligée depuis 2011 de vendre 1/4 de la production nucléaire (100 TWh) à ses concurrents au prix de 42 €/MWh. En 2022 le chiffre a été augmenté à 120 TWh au prix de 46 €/MW.

120 fournisseurs ont utilisé ce dispositif pour développer la concurrence, certains en revendant sur le marché l’énergie achetée à EDF, engrangeant ainsi d’importants profits. Le prix d’achat ne couvre pas les coûts moyens de revient d’EDF. En 2022, la décision d’augmenter le volume a été le moyen du bouclier tarifaire du gouvernement. Par contre EDF a dû acheter cette énergie sur les marchés pour un coût d’environ 8 milliards d’euros.

La modification et la suppression des tarifs réglementés pour inciter les consommateurs à passer au marché.

Avant l’ouverture du marché, l’électricité était vendue suivant des Tarifs Réglementés de Vente (TRV) calculés sur les coûts moyens de production. Pour inciter à la concurrence, ils ont été progressivement supprimés.

Pour les particuliers, ils ont été redéfinis pour intégrer les coûts d’accès à l’électricité des concurrents d’EDF, pour que ceux-ci puissent proposer des offres à meilleur prix ! Seuls les particuliers et les entreprises de moins de 10 salariés y ont accès ; les collectivités locales en sont doc exclues.

Le marché du gaz

Avant la libéralisation :

Gaz de France avait le monopole d’importation et assurait le transport, le stockage, la distribution et la vente du gaz ; l’approvisionnement français était assuré par des importations (Pays-Bas, Allemagne, Russie, Norvège…). Des contrats à long terme d’Etat à Etat étaient en cours, Gaz de France optimisait les coûts d’approvisionnement en « tirant » sur ses contrats dans l’ordre croissant des prix de contrat.

Le monopole d’importation du gaz a été supprimé, les fournisseurs se sont multipliés, les réseaux et les stockages ont été séparés de la fourniture ; un marché (une bourse) a été créé pour établir un prix de gros. La commission européenne a cassé la logique des contrats à long terme pour privilégier le court terme et indexer les prix de gros, avec pour conséquences :

  • les producteurs vendent directement leur gaz sur le marché français par l’intermédiaire de filiales (Gazprom) ;
  • les acheteurs de GNL (gaz naturel liquéfié) spéculent sur des cargaisons au détriment des vendeurs ;
  • les relations de coopération qui s’étaient instaurées entre pays acheteurs et pays producteurs se sont désagrégées.
Les propositions de la CGT

L’électricité doit être un commun

L’électricité est appelée à prendre une place encore plus grande dans la consommation énergétique car la décarbonation passe par l’électrification des usages :

  • elle doit être considérée comme un bien commun, au même titre que la santé, l’éducation, et donc échapper au marché et au profit,
  • elle doit relever du service public,
  • elle doit échapper aux logiques de profit,
  • les moyens de sa production, de son transport et de sa distribution doivent relever du domaine public et/ou coopératif.

Des mesures d’urgence

  • Sortie provisoire du marché européen de l’électricité :
    • abandon des prix de marché ;
    • remise en place des tarifs régulés pour tous les consommateurs, domestiques, collectivités, industriels, basés sur les coûts de production de l’électricité ;
    • interdiction des coupures énergétiques.
  • Suppression de l’ARENH.
  • Réforme de la fiscalité de l’électricité
    • baisse de la TVA à 5,5 % comme pour tous les produits de 1ère nécessité.
  • Taxation des superprofits.

Et pour faire de l’électricité un commun

  • Sortie définitive des marchés de l’électricité et du gaz :
    • création de deux EPIC incluant l’ensemble des activités de production, de transport, de distribution, de commercialisation et de conseils en matière d’efficacité et de transition énergétique,
    • mise en place d’une gestion démocratique des 2 EPIC incluant les salariés et les citoyens aux niveaux locaux, régionaux et national.
  • Réforme de la fiscalité de l’électricité et du gaz :
    • suppression de la TVA,
    • suppression de la CSPE (Contribution au Service Public de l’Électricité).
  • Mise en place de la planification démocratique des moyens de production :
    • engager un débat démocratique sur la politique énergétique et les moyens de sa mise en œuvre.
  • Développement de contrats gaziers à long terme basés sur la coopération et le développement.
Pour en savoir plus

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